La société est enceinte et nous travaillons à l’accoucher. Nous savons que quand l’espoir est ruiné, nous sombrons dans la servitude et la dépendance ; quand la ‘‘force de l’âme’’ s’affaiblit, nous nous installons dans le conformisme et la violence. Vingt-cinq années d’action installation des squats artistiques à ‘‘arter’’ ensemble ; vingt-cinq années que des artistes se rencontrent, se confrontent, et apprennent à vivre et travailler ensemble ; vingt-cinq ans d’expérimentation, de création, de résistance ; vingt-cinq ans en quête d’une alternative sociale, politique et artistique...
Nous travaillons à l’art, et avec l’art, nous travaillons à la culture pour la renouveler, la démocratiser, l’élargir, la rendre plus participative. Nous faisons partie de cette culture ‘‘underground’’, de ces rhizomes qui croissent et se développent dans l’humus social, générant fleurs et tiges pour faire de la culture un éden au cœur de nos cités. Nous nous opposons à toute idolâtrie du futur, de l’histoire et de la postérité. Nous ne faisons culte ni du passé ni de la mémoire.
Nous ne voulons pas nous engager dans des aventures pseudo radicales, ni nous affaler dans un conformisme sans conviction. Notre espoir vise le salut humain, la révolution sociale fondée sur des valeurs spirituelles et humanistes pour lesquelles la praxis de l’art et sa liberté créative ont un rôle essentiel à jouer.
Nous désirons fonder un contrat social basé sur la connaissance, le respect, la responsabilité et l’amour entre êtres humains ; un contrat basé sur la justice et la réciprocité. Nous voulons redonner du sens à ces mots et aux actes qui en découlent.
Nous pensons que les multiples friches et leurs milliers de mètres carrés vides qui ne cessent d’apparaître et disparaître au sein de nos villes, banlieues et campagnes sont une grâce, un signe que nous offre la réalité. Nous n’avons cessé de nous présenter à différentes portes, celles du droit et de la loi, celles des institutions publiques et privées : sans fuir la confrontation nous cherchons plutôt la concertation.
Or nos demandes de rentrer dans ces lieux ont toujours été rejetées. Mais à la différence de Mr K, nous n’avons pas attendu d’être au seuil de la mort pour comprendre que cette porte nous était destinée. Ecoutant notre désir, nous nous sommes autorisés à rompre ce barrage bureaucratique. Nous affirmons, comme Antigone, que notre droit est notre loi, antérieure même à l'état. Le désir est plus fort que la vie. Et si vivre est un pari, nous parions pour le bien-être.
Nous considérons ces lieux comme des lieux matriciels d’expérimentation-création, où l'action et la réflexion artistiques s’inscrivent dans la réalité en composant avec les singularités individuelles et collectives. Nous voulons emprunter les espaces, pas nous les approprier. Nous nous définissons comme des nomades. Nous agissons dans un contexte et un temps donnés, y renouvelant et réinventant notre praxis de l'art.
Ce nomadisme implique d’autres normes que celles du sédentarisme ; elles doivent être beaucoup plus légères et souples, du point de vue économique, politique et sécuritaire. Nos besoins et nos objectifs se distancient des buts et besoins généraux de la société. Nous ne fonctionnons pas comme des entreprises et ne sommes pas en quête de bénéfices, si ce n'est ceux de l’affect et de la raison accomplis dans le partage et la fraternité. Nous voulons un marché où nous irions échanger affect pour affect, pensée pour pensée, art pour art. Sans nier pour autant l’échange quantitatif, nous voulons inverser les priorités quant au sens des valeurs et privilégier les échanges qualitatifs. Nous ne voulons pas être de simples engrenages interchangeables, bien ajustés, bien graissés et divertis. Nous ne croyons pas que l’adaptation inconditionnelle au modèle dominant social soit un signe de bonne santé.
Face à cette tendance à générer des besoins à l'infini, l'art doit donner l'exemple, se projeter au-delà du besoin pour endiguer cet océan de produits et objets de consommation futiles dans lequel se noie le genre humain. Nous voulons donner à la culture toute sa force critique, sa vocation à forger le caractère humain, révolutionner les mœurs et les conduites sociales dans l’espoir que notre société accouche de cette humanité nouvelle, de cet homme nouveau tant désiré.
Luis Pasina
Avec la collaboration de Anne-Dominique Boulle